Lorsque la lame de fond qui surgit de manière sourde à l’annonce de la représentation de Bouteflika à un cinquième mandat se transforma en gigantesque révolution pacifique, elle prit de court tous les appareils politiques noyés dans un parlementarisme de façade.
La dimension inédite de la mobilisation était telle que la réaction du régime au début pouvait s’apparenter, à s’y méprendre, à une bienveillance tactique et stratégique, qui préjugeait pour les avertis de la répression qui s’en est suivie par la suite.
La dynamique au pluriel induite par le Hirak en ce quatrième anniversaire, a permis de démontrer la capacité de résilience et de catharsis de notre société meurtrie par les douloureuses épreuves comme la guerre civile des années 1990 et le sort de la région de la Kabylie durant le Printemps noir de 2001.
Il est très important de souligner que le Hirak s’inscrit dans une démarche pacifique adoptant par là même, des slogans qui s’en inspirent, essayant de les positionner comme de nouveaux paradigmes.
Dans ce contexte, une rupture entre la société et le régime est actée de manière claire, ce qui a favorisé une mobilisation jamais connue, avec une occupation de l’espace public, vécue comme une reconquête d’un espace d’où les Algériens ont de tout temps été exclus.
Nous avons assisté à la généralisation du slogan Yetnahaw gaâ qui, en soit, est une formulation assez radicale dont il ne faut pas relativiser la portée et le sens. En effet, la résurgence d’une mémoire (phagocytée par le mensonge du récit national élaboré par le régime) à travers les portraits des pères fondateurs à l’instar d’Abane Ramdane et Larbi Ben M’hidi confirment le choix d’inscrire et d’arrimer cette révolution dans la continuité de celle de novembre 1954.
Le Hirak a posé par cette dynamique la volonté de la société de se réapproprier son histoire confisquée et le capital symbolique qui s’y rattache. Ce qui n’a pas été du goût du régime qui ne l’oublie pas. Lui qui a fondé son pouvoir sur la légitimité historique à défaut d’une réelle légitimité des urnes.
Résultat : le choix de la répression signe la rupture avec la société, en réduisant les espaces d’expression, interdisant les manifestations publiques comme les conférences et cafés littéraires. La mise au pas de la presse dite libre et indépendante par le chantage lié à la publicité, marché contrôlé par le régime, est instrumentalisée à des fins coercitives, doublées de procédures judiciaires.
La criminalisation de l’action politique, syndicale et associative par la double instrumentalisation des services de sécurité et des institutions de la justice censée être indépendante, le tout s’appuyant sur un arsenal juridique finit par verrouiller tous les canaux d’expression pacifiques. Cette attitude irresponsable du régime n’a pourtant pas réussi à faire basculer le mouvement dans la violence.
La dynamique du Hirak a permis d’expérimenter divers modes d’organisation mis à mal par le régime et ses alliés objectifs ou de circonstance, d’en connaître les limites qui incitent à considérer l’impérieuse nécessité de permettre l’expression d’une intelligence collective.
Les traumatismes liés à la non-gestion de la pandémie de la Covid-19 et des incendies ayant ravagé des pans entiers du massif kabyle, avec ses victimes ont fini par sceller un divorce profond avec le régime. Les choix de ce dernier est, de laisser la société livrée à elle-même allant jusqu’à casser les chaînes de solidarité qui se sont largement exprimées en Algérie ou dans la diaspora.
Là où le régime a privilégié sa survie et celle de sa clientèle, la société a renoué avec ses valeurs de solidarité. Il y a là, un moment fondateur d’une conscience collective dont les contours ne pourront que s’affiner et se renforcer sous les coups de boutoir des officines et des organiques du régime. La maturation de cette conscience finira inévitablement par mettre l’ensemble des acteurs en face de leur responsabilité.
Les contingences de l’engagement démocratique ne peuvent et ne doivent souffrir d’ambigüité comme la dénonciation sélective ou l’intérêt corporatiste. Ne pas admettre les diverses fractures sociales et sociétales, est au minimum une supercherie, si ce n’est une malhonnêteté intellectuelle.
Le corolaire de la rupture avec le régime est aussi cette rupture épistémologique et générationnelle qui s’opère. La persistance des chapelles de l’égo et du mépris, n’y changera rien à ces dernières, si ce n’est celui d’être balayées par une dynamique dont elles n’ont saisi ni le sens et encore moins la portée. Les quelques passes d’armes auxquelles nous avions assisté n’ont été ni à la hauteur des enjeux ni à celles des attentes.
La tentation du régime, n’est qu’autoritaire. D’ailleurs il l’assume pleinement, pour ne citer que l’usage de l’article 87 bis du code pénal. L’objectif, est de maintenir ce climat de terreur comme unique réponse à des demandes de changements pacifiques, dévoyant par là même, le sens des mots qui, en contexte démocratique, feraient l’objet d’un consensus quant à leurs significations et leur traduction sur le plan juridique et institutionnel.
Le choix du tout-répressif trahit non seulement une absence de vision future, mais nous confirme aussi la nature profonde et réelle du régime et les paradigmes qui sont les siens : patrimonial et prédateur à la fois. Les priorités qui sont les siennes expliquent cette constance dans une fuite en avant. Refuser de s’inscrire dans le sens des intérêts de l’Algérie et des Algériens est un signe de cohérence de sa part.
Les pertes en vies humaines imputables directement au régime du fait de ses choix, que l’on fasse référence à celles du Covid-19, ou à celles des incendies de l’été 2021, sans oublier Kamel-Eddine Fekhar et Hakim Debbazi pour cette période et Mohamed Tamalt en 2017 et le nombre impressionnant des arrestations, les mises sous mandat de dépôt et les détentions administratives sous couvert de détention préventive, la torture, les brimades et les traitements dégradants tolérés et couverts par les responsables, constituent le seul triste bilan d’une faillite depuis longtemps annoncée.
Quelles que soient les insuffisances de la prise en charge des questions sociales et sociétales par le Hirak, elles ont le mérite de poser les prémices de débats qui ne manqueront pas de traverser cette dynamique.
Le propos n’est pas de se complaire dans un optimisme béat, il s’agit de pointer les limites et les avancées dues à cette dynamique et d’en modérer les attentes. Il est aussi question de s’inscrire dans le sens de l’Histoire car l’intérêt va au-delà des considérations politiques.
L’enjeu est l’avenir d’une grande nation qui a besoin de se réconcilier à la fois avec son histoire complexe certes, mais riche de par sa diversité et ses mémoires en quête de reconnaissance, d’avancées démocratiques et d’apaisement.
Par Boukhalfa Ben Mamar
Militant des droits humains
*Chapitre extrait de l’ouvrage « Dissidence populaire : regards croisés », publié par Riposte Internationale.