Trop souvent, les hommages surviennent quand les voix se sont tues. Rompre avec cette habitude, c’est reconnaître, de leur vivant, ceux dont la pensée et l’action font déjà partie du patrimoine moral et politique d’un pays. Djamel Zenati en fait partie : militant infatigable, incorruptible, enraciné dans les réalités populaires autant que dans la tradition de la pensée politique, nourrie par l’expérience concrète de son peuple. Depuis plus de quarante ans, il incarne une réflexion tournée vers la libération, jamais réduite à un exercice académique.
Zenati est un intellectuel populaire, au sens noble : il s’appuie sur l’histoire, le droit, l’économie politique, et refuse le jargon pour donner aux concepts une langue claire et exigeante, accessible à tous. Ni universitaire enfermé dans une tour d’ivoire, ni tribun populiste, il parle à la fois la langue des livres et celle des places publiques. Il cite Abane Ramdane et Marx dans une même phrase, sans se couper du quotidien des Algériens.
Étudiant à Tizi-Ouzou, il s’engage au Mouvement culturel berbère. En avril 1980, à vingt-deux ans, il est l’un des initiateurs du Printemps berbère et devient le plus jeune détenu politique. La répression des manifestations pour la reconnaissance amazighe forge sa conviction : la culture et la politique sont indissociables, et la reconnaissance culturelle ne peut se réaliser que dans une Algérie démocratique. Héritier direct de ce Printemps, il relie ce combat au Hirak : « Le printemps amazigh est le précurseur et le catalyseur du combat démocratique en Algérie. »
Sa pensée s’articule autour du « pacte de souveraineté », à la fois contrat social et compromis historique, enraciné dans l’expérience algérienne. Sans ce pacte, rappelle-t-il, les constitutions restent des coquilles vides, dévorées par la « norme réelle », ce pouvoir informel et opaque qui supplante le droit. Il insiste : la souveraineté appartient au corps des citoyens, libres de décider de leur destin.
Pour Zenati, la transition démocratique doit être pacifique, graduelle et négociée. Non par frilosité, mais par lucidité : les ruptures brutales mènent souvent à l’autoritarisme ou au chaos. La négociation n’est pas compromission, mais méthode pour imposer des réformes durables. Il dénonce aussi bien les « transitions gérées » par le pouvoir que les appels à la rupture immédiate sans projet.
Il met en garde contre les faux consensus qui masquent ambitions personnelles et compromissions. Mieux vaut un désaccord clair qu’un accord trompeur : le conflit assumé stimule la délibération collective, comme l’ont souligné Schmitt et Arendt.
Pour lui, la crise algérienne est autant militante qu’institutionnelle. D’où son appel à « réinventer le militantisme » : agir sur le logement, l’emploi, la santé, l’éducation, et « réhabiliter les idées ». Sa « rébellion positive » veut briser archaïsmes et allégeances qui nourrissent l’autoritarisme.
Zenati rappelle sans cesse que la dignité et la liberté ne se mendient pas : elles se conquièrent. Pas de voie royale vers la démocratie : chaque peuple trace son chemin, mais l’aspiration à la liberté est universelle. Sa maxime — « théorie et pratique ne sauraient être dissociées » — condense son approche : lucide sur la corruption du système, confiant dans la force citoyenne.
Son érudition s’étend aussi aux luttes internationales. Dans Palestine trahie (2014), il dévoile les compromissions arabes face à la cause palestinienne, réduite à une rhétorique vide. Pour lui, ce conflit relève du « choc des empires », fondé sur des rapports matériels et stratégiques, plus que du religieux. La montée du Hamas illustre, selon lui, le repli identitaire d’une classe moyenne fragilisée, dérive qui sert les extrémismes israéliens.
Sa méthode est simple : « construire à partir du réel ». Idéaliser mène au populisme, le sous-estimer à l’intellectualisme stérile. Il faut observer et écouter, privilégier les améliorations progressives validées par l’expérience.
Réaliste dans ses analyses, optimiste dans l’action, Zenati incarne un équilibre rare. Parler de lui au présent, c’est affirmer que l’histoire reste ouverte, à condition d’avoir son courage, sa lucidité et son honnêteté.
Chez lui, réflexion et action sont indissociables. La dignité des peuples, d’Algérie ou d’ailleurs, ne se négocie pas dans les salons diplomatiques : elle se conquiert par la lucidité et la mobilisation.
Sa voix appartient déjà au patrimoine moral et politique de l’Algérie. Elle n’est pas une relique, mais un instrument vivant de combat. Rendre hommage à Djamel Zenati de son vivant, c’est affirmer que l’histoire reste à écrire, pourvu qu’on ait le courage de la penser et de la servir.