Dans un entretien accordé à Riposte Internationale, le journaliste algérien, Mohamed Iouanoughene, dresse un constat sombre de la liberté de la presse en Algérie. Il dénonce vigoureusement les emprisonnements et les poursuites judiciaires dont sont victimes les journalistes. Il encourage, par ailleurs, ceux qu’il estime « encore libres », et qui se font « de plus en plus rares », à persévérer dans leur résistance et à explorer de nouvelles voies pour créer de nouveaux médias.
Riposte internationale : Pour nombre d’observateurs, la liberté de la presse ne cesse de régresser en Algérie depuis quelques années. Qu’en pensez-vous?
Mohamed Iouanoughene : La liberté de la presse a non seulement régressé, mais le journalisme est également devenu une profession à haut risque. La société manifeste une hostilité envers ce secteur, tandis que les pouvoirs publics considèrent les journalistes comme de simples accompagnateurs de leurs politiques et festivités.
Il fut un temps où la corporation était en grande partie attachée aux principes fondamentaux du journalisme. L’absence d’investisseurs privés indépendants sur le marché publicitaire a favorisé la prédominance des fonds publics, ce qui a finalement porté un coup fatal à la presse indépendante. Lorsque je parle d’ « indépendante », je fais référence à la presse née des réformes post-octobre 88.
RI : Ce constat s’applique-t-il tant à la période avant et après le Hirak qu’à l’époque du règne de Bouteflika ?
M.I : Mon constat remonte à une période antérieure au Hirak. En effet, la presse actuelle n’a jamais véritablement soutenu le mouvement du 22 février 2019. Durant l’ère de Bouteflika, les médias ont délaissé les principes et les fondements du journalisme ainsi que le débat contradictoire.
R.I : Mais après le Hirak, beaucoup de journaux et sites d’informations critiques à l’égard de Bouteflika ont disparu du paysage médiatique. Comment expliquez-vous cette situation ?
M.I : Effectivement, après la première phase du Hirak qui a permis aux Algériens de s’exprimer librement, est survenue une seconde phase où les journalistes ont été contraints de cesser de couvrir les rassemblements et les manifestations populaires. La majorité a rapidement abandonné, tandis que la minorité qui a résisté a payé un prix élevé. Certains ont été poursuivis en justice et emprisonnés, tandis que d’autres ont perdu leur emploi…etc. Depuis 2019, la répression a aggravé la situation de la presse.
R.I : Faites-vous référence à Ihsane El Kadi ?
M.I : Oui, je fais référence à Ihsane El Kadi et avant lui à Khaled Drareni. Je pense également au journal Liberté dont je suis incapable d’admettre la disparition. Je pense aussi à Radio–M, qui a été diabolisée et dont les locaux ont été scellés, comme si c’était un lieu de débauche.
R.I : Justement, le 18 juin dernier, Ihsane El Kadi, directeur de Radio–M et Maghreb Emergent, a été sévèrement condamné. À quoi cette condamnation obéit-elle, selon vous ?
M.I : Cette condamnation est motivée par le simple fait qu’Ihsane El Kadi refuse de se conformer au journalisme complaisant. En plus de son engagement dans le mouvement populaire, le fait de condamner un journaliste à une peine de 7 ans de prison, dont 5 ans ferme, relève d’une volonté de vengeance.
R.I : Pensez-vous que la justice s’est vengée de M. El Kadi ?
M.I : Ce n’est pas la justice qui s’en est vengée, mais ceux-là même qui l’ont condamné avant même que son procès ne commence.
R.I : Lors de la journée internationale de la liberté de la presse, le Président de la République, Abdelmadjid Tebboune, a choisi de nier l’existence de journalistes emprisonnés…
M.I : Nos définitions du journalisme différent. Pour lui, les journalistes sont ceux qui l’acclament, tandis que pour nous, un journaliste est là pour critiquer les politiques des gouvernants.
R.I : En évoquant précédemment une corporation qui était autrefois plus ou moins attachée aux principes fondamentaux du journalisme, ne pensez-vous pas que la solidarité entre confrères est devenue de plus en plus timide aujourd’hui ?
M.I : Mis à part quelques prises de position individuelles, la solidarité est actuellement absente. Cependant, cela ne suffit pas à influencer favorablement les pouvoirs publics, car la tendance répressive est très prononcée, y compris au sein de la corporation elle-même. De nombreux journalistes ont applaudi la fermeture du journal Liberté car, selon eux, il s’agit d’un média kabyle qui aurait soutenu la lutte antiterroriste dans les années 90.
R.I : Est-ce le seul motif pour que des journalistes ne manifestent pas leur solidarité avec leurs confrères emprisonnés et les médias censurés ?
M.I : L’étiquette de « journal kabyle » a joué un rôle prépondérant dans le cas de la disparition du journal Liberté.
R.I : Dans le cas de Radio-M, de son directeur Ihsane El Kadi ou encore du journaliste Mustapha Bendjama, d’autres facteurs sont-ils à prendre en compte ?
M.I : Depuis l’arrestation de Khaled Drareni, où de nombreux journalistes ont non seulement gardé le silence face à son arbitraire, mais ont même applaudi, cela est devenu un rituel. L’exécutif prend les décisions, la justice les exécute et les confrères les justifient.
R.I : Le constat que vous venez de dresser de la situation de la liberté de la presse en Algérie est sombre. Êtes-vous optimiste pour l’avenir?
M.I : Les journalistes indépendants qui demeurent doivent résister et trouver des moyens de créer de nouveaux médias. Bien que la situation économique et politique ne soit pas favorable à l’émergence de médias indépendants, le pouvoir ne peut pas continuer à emprisonner les journalistes et à leur interdire l’exercice de leur métier en toute liberté.
Même si le système politique tente de soigner son image à l’extérieur en adoptant une Constitution, il entrave son application concrète en manipulant les activités commerciales. Actuellement, les boîtes de communication qui permettaient aux journalistes de créer leurs propres journaux ont disparu du registre du commerce. Chaque activité est désormais représentée par un code dans cette structure.
En ce qui concerne cette nomenclature, il existe un code secret qui ne figure pas dans sa version publique, mais qui peut être obtenu auprès du Ministère de la Communication, à condition d’être en faveur des dirigeants actuels.
Propos recueillis par : Adel Boucherguine