Nous publions la synthèse d’un entretien accordé sur le Hirak par le Professeur Madjid Bencheikh au quotidien El Watan avec l’aimable autorisation de l’auteur.
« (…) La mobilisation populaire a obtenu des victoires d’étapes importantes qui doivent être soulignées. Elle est devenue rapidement un véritable soulèvement populaire qui montre un peuple debout, qui affirme sa dignité et revendique les droits humains et les libertés démocratiques. C’est un véritable soulèvement parce que le peuple, en se mettant debout, désigne clairement son objectif, abattre le système autoritaire qui l’étouffait. Debout, il regarde non seulement devant lui mais aussi vers l’horizon. Il a dès lors des perspectives que ne définissent pas toujours les ‘’Hirak’’ : il revendique un État démocratique. C’est un soulèvement populaire qui peut demain devenir une véritable révolution.
Le soulèvement a forcé Bouteflika à renoncer au 5ème mandat, puis à la prolongation du 4ème. Il l’a forcé à la démission. Il a même forcé le Commandement militaire, qui a jusque-là soutenu très clairement le 5ème mandat, à intervenir pour exiger la démission de Bouteflika. La mobilisation populaire a donc bouleversé les données de la scène politique. Elle a perturbé le système politique autoritaire sans cependant le terrasser. (…)
Mais la réussite la plus importante pour l’avenir de notre peuple est celle qui a trait à la mobilisation massive, déterminée et pacifique que le soulèvement populaire a permis d’organiser contre le système autoritaire et corrompu. Ce soulèvement est ainsi porteur d’espoir pour l’avenir. (…)
Doyen que je suis, pour reprendre le mot d’un journaliste, considère que ce soulèvement populaire obligera quiconque voudra gouverner à effectuer un vrai « coup de jeune » aux institutions politiques, économiques et sociales. A tous points de vue, ce soulèvement marque un tournant dans la vie politique dans notre pays. Le Commandement militaire et les gouvernants devront en tenir compte…
Il reste cependant beaucoup à faire. Nous sommes au milieu du gué. Il est plus facile d’avancer que de reculer. (…)
Je sais que le Commandement militaire et quelques autres demandent au soulèvement populaire de s’organiser et de désigner des représentants. Il convient de clarifier ces questions qui sont aussi, parfois, posées par certaines parties de la population.
Le soulèvement n’a pas une organisation structurée avec un ou des chefs reconnus. C’est un fait. Tout le monde le constate. Cette situation ne vient pas du ciel. Elle est le résultat de l’histoire politique de notre pays notamment depuis notre indépendance en 1962. Je retiens surtout un élément déterminant parmi d’autres que nous ne pouvons pas reprendre ici.
Il s’agit de la répression conduite par les tenants du système depuis l’indépendance pour empêcher l’émergence de partis politiques, de syndicats et d’associations autonomes, représentatifs et libres. Les politiques des gouvernants relatives au contrôle de la société avec la Sécurité militaire puis le DRS ont asséché les scènes politiques et sociales, y compris à l’Université et en matière de recherche. On détruit les tissus socio-politiques et ensuite on vient exiger des structures et des représentants.
Il n’y aura pas de représentants ni de structure de ce que l’on appelle le ‘’hirak’’ et que j’appelle ‘’soulèvement populaire’’ parce qu’il est maintenant impossible de plaquer une organisation et des noms sur un mouvement qui a été créé de manière géniale pour répondre avec les moyens dont on dispose aux abus de pouvoirs d’un système oppressif. Ceux qui demandent des structures et des chefs sont pour la plupart des personnes qui n’ont pas cherché à analyser et comprendre les conditions d’émergence du soulèvement populaire. A cela il faut juste expliquer les raisons de cette situation et leur demander de faire preuve de patience.
Mais du côté des tenants du système, il s’agit d’une manœuvre ou d’une argumentation spécieuse pour couvrir l’absence de volonté d’aller au dialogue pour rechercher une solution politique à la crise et au blocage d’un système dont ils sont la colonne vertébrale (…)
Il faut s’armer de patience. Nous ne sommes qu’au tout début de la lutte pour la démocratie.
(…) Continuer à vouloir organiser ces élections contre la volonté mille fois exprimée de dizaines de millions d’Algériens et maintenir Bensalah, Bédoui, le Parlement et le Conseil constitutionnel indiquent un attachement au système actuel sur lequel il est légitime de s‘interroger. (…) Il est même dangereux, pour aujourd’hui et pour l’avenir, de ne pas avoir des décideurs capables de montrer une vision, sur la base d’une analyse politique sérieuse, basée sur l’histoire du système politique et soucieuse de comprendre les raisons de la mobilisation populaire contre le système politique autoritaire. Il est urgent pour les décideurs de se rapprocher de ceux qui luttent pour une transition démocratique…et pas seulement de chanter la beauté du ‘’Hirak’’ pour ensuite le poignarder dans le dos… Ce n’est pas intelligent, ni même honnête. Cela ne mène à rien de constructif. (…)
Contrairement à des visions simplistes ou peut-être à l’absence de vision politique de la part de l’état-major ou des thuriféraires du système autoritaire, le peuple veut que les services publics fonctionnent bien, que les chemins de fer fonctionnent bien, que les transports fonctionnent bien, que la poste fonctionne bien, que la police accomplisse convenablement son travail que la justice soit indépendante et ‘’juste’’… C’est cela l’État. Ce sont là les services publics principaux qui forment la colonne vertébrale de l’État. Et le peuple veut les protéger comme il le montre chaque vendredi. Par conséquent, si on avance dans la réalisation des aspirations de la population, portées par le soulèvement populaire, nous irons vers un État plus fort, plus solide que jamais. J’appelle le Commandement militaire à réfléchir aux effets bénéfiques qui résultent de la confiance du peuple dans son État pour l’accomplissement des missions traditionnelles de toute armée moderne. Je l’appelle à engager le dialogue pour en finir avec son emprise sur le système politique qui nous a conduit aux dérives que l’on sait.
(…) J’ai le regret de le dire, ni le Commandement militaire, ni ‘’les petits décideurs’’ qui l’accompagnent ne se montrent à la hauteur des qualités que montre le grand peuple algérien dans le cadre de son soulèvement. (…)
Le nécessaire retrait du commandement militaire
(…) Le passage à une démocratie implique que le Commandement militaire ne sera plus au centre du pouvoir. Cela signifie la fin d’un système qui organise son emprise sur les principales institutions et sur la vie politique. Le Commandement militaire organise cette emprise tout en se mettant à l’arrière-plan du système politique, sans gouverner au-devant de la scène, c’est[1]à-dire apparemment sans gérer lui-même les ministères et les entreprises. Et ce fonctionnement date depuis l’indépendance du pays.
A partir de 1989 on a un texte constitutionnel de type démocratique mais le maintien de l’emprise du commandement militaire sur la vie politique ne permet d’aboutir qu’à une démocratie de façade.
L’emprise s’exerce d’abord par le fait que c’est toujours le Commandement militaire qui choisit la pièce maîtresse du système c’est à dire le chef de l’État, puis le fait élire avec des élections truquées.
Tous les chefs de l’État en Algérie ont été désignés de cette manière. C’est le Commandement militaire qui a ramené Ben Bella, qui a désigné Chadli, Boudiaf, Liamine Zeroual, et aussi celui qui a fait partir Bouteflika. Dans ces conditions, comme c’est le Commandement militaire qui fabrique les rois ou les ‘’chefs’’, ceux-ci ont un lien de dépendance à l’égard 94 du Commandement militaire. On est d’emblée au cœur de la militarisation du système.
Mais il y a plus et peut-être encore plus important. Le Commandement militaire a mis à sa disposition, pour tout ce qui concerne l’élaboration des grandes décisions politiques, la Sécurité militaire devenue par la suite DRS. Le DRS constitue à ce titre l’organisme qui s’occupe ‘’du politique’’, au service du Commandement. C’est dès lors l’organisme politique le plus important du pays. Il est partout représenté, non seulement dans des quartiers, mais également dans des entreprises, dans les ministères, dans les wilayas… etc.
Il est d’une part l’œil, c’est-à-dire celui qui surveille la société et, s’il y a lieu, les personnalités et renseigne les gouvernants sur ce qui se passe dans le pays, et d’autre part l’aiguillon, puisque c’est lui qui fait les analyses relatives à la situation politique du pays pour les tenants du système.
Ce faisant, il indique les directions à suivre, il aiguillonne, il dirige d’une certaine manière ou imprime sa marque. Cela ne veut pas dire qu’il envoie des ordres à tel ou tel ministère, non. Il dit voilà ce qui se passe, ma vision m’indique ceci, et voilà ce qui semble se dégager. Et ceux qui ont le droit de participer à la formation de la décision politique savent donc, sur la base des analyses du DRS, quel est l’état du pays et quelle direction il faudra suivre. On signalera, sans pouvoir ici les développer, les limites et 95 les insuffisances de telles analyses, leur pauvreté et leurs dangers.
Parfois, le DRS s’est trompé lourdement. Ce qui est grave de la part d’un organisme chargé de l’analyse politique pour le compte des décideurs. On se souvient du chef du FLN (Ammar Sâdani, ndlr) qui accusait le chef du DRS à l’époque (le général Toufik) en lui disant qu’il s’est trompé complètement dans certaines situations. Le DRS s’est notamment trompé lourdement lorsqu’il pensait que le FIS ne gagnerait pas les élections de décembre 1991, ce qu’a avoué Chadli lui-même quelques années plus tard.
Il convient dans ces conditions de bien voir que si ce système de contrôle politique de la société n’est pas démantelé, aucun processus démocratique ne peut être engagé.
Les différents animateurs du soulèvement populaire et plus généralement les acteurs politiques et même les journalistes et les analystes ne doivent pas l’oublier. C’est là un aspect fondamental de la préparation de la transition démocratique. C’est une des raisons qui milite pour une transition démocratique d’au moins une année.
Cette connaissance de la nature du système politique actuelle est indispensable pour quiconque veut parler du rôle de l’armée aujourd’hui. Il résulte de tout cela qu’il est absolument impossible actuellement d’avancer sérieusement vers la transition démocratique réelle sans établir un rapport de force qui fasse 96 comprendre au Commandement militaire qu’il doit dialoguer avec les forces attachées au soulèvement populaire. C’est ainsi dire que les forces attachées au soulèvement populaire doivent envisager la mobilisation populaire sur une longue période, compte tenu de l’absence de sens politique des décideurs et du blocage de l’état-major sur l’article 102 de la constitution, c’est-à-dire sur le maintien de leur emprise sur le système politique. Le Commandement militaire n’est pas un nouveau venu dans le système politique algérien. Il en est un permanent.
En 1992, il a plaidé qu’il intervenait pour ‘’sauver la démocratie’’. En réalité il était obligé de passer au-devant de la scène pour sauver son système d’emprise sur le pouvoir politique.
Dès lors, pour mobiliser le peuple de façon durable, le mouvement populaire doit préserver les populations. Il conviendra d’avoir à l’esprit les leçons de nos combats passés, y compris ceux de la lutte de libération. Je pense au dosage des efforts que l’on peut être amené à demander aux populations.
Il faudra un minimum de vision stratégique. Ce travail devrait être engagé le plus rapidement possible dans le mouvement associatif, étudiant, syndical et autres, pour disposer du maximum d’atouts favorables pour amener l’état-major à accepter une transition démocratique.(…)
Dire au mouvement « structurez-vous », c’est faire preuve d’une méconnaissance complète de la nature du soulèvement populaire et c’est oublier les conditions de son apparition. Le mouvement est né de cette manière, sans structure qui le conduit, et sans désignation d’une direction qui en prendrait la responsabilité. On ne peut pas reproduire le FLN/ALN de la guerre de libération.
C’est qu’en effet le système politique a empêché toute émergence de partis politiques, d’associations et de syndicats autonomes… Il a fait en sorte que meure dans l’œuf toute initiative conduisant à la naissance d’organisations autonomes susceptibles de porter le mouvement populaire. Il a même empêché toute forme d’intermédiation sociale. C’est ce qui explique la multiplication des émeutes depuis plusieurs années.
(…) Le peuple algérien a fait preuve d’une grande ingéniosité et d’une grande intelligence pour s’organiser de cette manière en vue de lutter pour sa liberté. Certains chez nous et à l’étranger ont qualifié cela de « génial ».
Le peuple algérien a fait vraiment preuve de son génie en trouvant la forme appropriée pour lancer et organiser son soulèvement. La voie choisie pour la mobilisation répond exactement aux conditions oppressives imposées au peuple en utilisant des moyens modernes qu’il sait dominer. Ces formes de la mobilisation ont permis une mobilisation massive. Elles ont donc obtenu l’adhésion massive du peuple algérien. (…)
Cependant, nous disons toujours à ceux qui sont dans le mouvement – lorsque nous sommes avec eux, et non pas de loin- : il faut que le mouvement associatif mûrisse ses propositions grâce aux débats démocratiques.
De ces débats émergeront des propositions et des porte-paroles pour approfondir les luttes, mieux connaître les droits individuels et collectifs, créer ou renforcer les solidarités nécessaires pour constituer les forces indispensables en vue d’obtenir le démantèlement d’un système politique qui a meurtri le peuple. De ces débats commencent à émerger des jeunes pétris de qualités, qui ont le sens des responsabilités, soucieux de l’intérêt général et capables de dialoguer avec leurs adversaires politiques. (…)
Des gestes politiques forts…
Il faut des gestes, c’est-à-dire des mesures politiques qui commencent à mettre fin aux lois anti[1]démocratiques. Le Commandement militaire doit, si l’on peut dire, changer de fusil d’épaule, Pour reprendre un mot de Mandela, je dirai que le peuple algérien veut être ‘’capitaine de son âme, maître de son destin.’’ Tous ceux qui gouvernent doivent désormais en tenir compte pour le bien de tous. (…)
Il faudrait cesser la répression, ouvrir les médias aux débats libres, en finir avec les organisations de masse aux ordres, cesser d’instrumentaliser la justice…
(…) L’État de droit ne peut se réaliser qu’avec une justice civile, un système judiciaire indépendant. On ne va pas régler les problèmes de la transition démocratique avec la justice militaire, y compris en ce qui concerne la corruption. La corruption ne se règle pas seulement par les arrestations. Celles-ci peuvent parfois intervenir mais, il faut disposer d’une justice indépendante pour connaître la vérité. Nous n’y sommes pas. Nous n’avons pas aujourd’hui de justice indépendante. Il y a un pas important qui a été franchi à travers le Syndicat des magistrats qui a réussi à élire le juge que les magistrats ont eux-mêmes choisi. Mais un syndicat, c’est une structure de revendication, il ne s’occupe pas des jugements. Or, c’est au cours du procès et dans le jugement que se manifeste un des éléments essentiels de l’indépendance de la justice. Et nous n’y sommes pas encore. La justice indépendante signifie que le ministre de la Justice n’a plus à dicter sa loi ou se mêler de la prise de décision en ce qui concerne les jugements, il ne doit pas interférer dans les procès. Le président de la République n’a pas à chapeauter la justice. Il faut donc mettre fin à tout ça. Il est indispensable aussi de former les juges, tous les juges, à une connaissance approfondie des droits de l’homme, aux conventions internationales relatives aux droits humains ratifiées par l’Algérie. Parce que c’est cela qui va permettre aux citoyens d’obtenir leurs droits. Cette connaissance approfondie des droits des citoyens doit être envisagée immédiatement, au cours même de la période de transition, Il faut évidemment supprimer les interventions, cela va de soi. Si on ne supprime pas les interventions des hommes politiques, des officiers supérieurs, des gouvernants d’une manière générale, à l’égard des juges, nous ne pouvons pas avoir une justice indépendante.
Les juges doivent se saisir des droits de l’Homme. C’est une arme pour l’indépendance de la magistrature. C’est cela qui engagera la justice dans le processus de l’autonomie.
Madjid Benchikh est un ancien Doyen de la Faculté de droit d’Alger, professeur émérite et ancien directeur de l’Ecole doctorale de droit et sciences humaines l’Université de Cergy[1]Pontoise (Paris Val-d’Oise.). Il a publié plusieurs ouvrages notamment, Algérie : un système politique militarisé (L’Harmattan 2003, 251pages. Paris). Droit international Public, (Casbah Éditions Alger et Apopsix Éditions 2016, 747 pages, Paris.)
*Ce texte est tiré de l’ouvrage collectif, publié par Riposte Internationale, « Dissidence populaire : regards croisés ».